Le Chemin Écriture du Spiritisme Chrétien.
Doctrine spirite - 1re partie. ©

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Revue spirite — Année I — Novembre 1858.

(Langue portugaise)

UNE NUIT OUBLIÉE OU LA SORCIÈRE MANOUZA.

Mille deuxième nuit des Contes arabes,
Dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié.

PREFACE DE L’EDITEUR.

Dans le courant de l’année 1856, les expériences de manifestations spirites que l’on faisait chez M. B…, rue Lamartine, y attiraient une société nombreuse et choisie. Les Esprits qui se communiquaient dans ce cercle étaient plus ou moins sérieux ; quelques-uns y ont dit des choses admirables de sagesse, d’une profondeur remarquable, ce dont on peut juger par le Livre des Esprits, qui y fut commencé et fait en très grande partie. D’autres étaient moins graves ; leur humeur joviale se prêtait volontiers à la plaisanterie, mais à une plaisanterie de bonne compagnie et qui jamais ne s’est écartée des convenances. De ce nombre était Frédéric Soulié, qui est venu de lui-même et sans y être convié, mais dont les visites inattendues étaient toujours pour la société un passe-temps agréable. Sa conversation était spirituelle, fine, mordante, pleine d’à-propos, et n’a jamais démenti l’auteur des Mémoires du diable [Les mémoires du diable — Google Books] ; du reste, il ne s’est jamais flatté, et quand on lui adressait quelques questions un peu ardues de philosophie, il avouait franchement son insuffisance pour les résoudre, disant qu’il était encore trop attaché à la matière, et qu’il préférait le gai au sérieux.

Le médium qui lui servait d’interprète était Mlle Caroline B…, l’une des filles du maître de la maison, médium du genre exclusivement passif, n’ayant jamais la moindre conscience de ce qu’elle écrivait, et pouvant rire et causer à droite et à gauche, ce qu’elle faisait volontiers, pendant que sa main marchait. Le moyen mécanique employé a été pendant fort longtemps la corbeille-toupie décrite dans notre Livre des Médiums. Plus tard le médium s’est servi de la psychographie directe.

On demandera sans doute quelle preuve nous avions que l’Esprit qui se communiquait était celui de Frédéric Soulié plutôt que de tout autre. Ce n’est point ici le cas de traiter la question de l’identité des Esprits ; nous dirons seulement que celle de Soulié s’est révélée par ces mille circonstances de détail qui ne peuvent échapper à une observation attentive ; souvent un mot, une saillie, un fait personnel rapporté, venaient nous confirmer que c’était bien lui ; il a plusieurs fois donné sa signature, qui a été confrontée avec des originaux. Un jour on le pria de donner son portrait, et le médium, qui ne sait pas dessiner, qui ne l’a jamais vu, a tracé une esquisse d’une ressemblance frappante.

Personne, dans la réunion, n’avait eu des relations avec lui de son vivant ; pourquoi donc y venait-il sans y être appelé ? C’est qu’il s’était attaché à l’un des assistants sans jamais avoir voulu en dire le motif ; il ne venait que quand cette personne était présente ; il entrait avec elle et s’en allait avec elle ; de sorte que, quand elle n’y était pas, il n’y venait pas non plus, et, chose bizarre, c’est que quand il était là, il était très difficile, sinon impossible, d’avoir des communications avec d’autres Esprits ; l’Esprit familier de la maison lui-même cédait la place, disant que, par politesse, il devait faire les honneurs de chez lui.

Un jour, il annonça qu’il nous donnerait un roman de sa façon, et en effet, quelque temps après, il commença un récit dont le début promettait beaucoup ; le sujet était druidique et la scène se passait dans l’Armorique au temps de la domination romaine ; malheureusement, il paraît qu’il fut effrayé de la tâche qu’il avait entreprise, car, il faut bien le dire, un travail assidu n’était pas son fort, et il avouait qu’il se complaisait plus volontiers dans la paresse. Après quelques pages dictées, il laissa là son roman, mais il annonça qu’il nous en écrirait un autre qui lui donnerait moins de peine : c’est alors qu’il écrivit le conte dont nous commençons la publication. Plus de trente personnes ont assisté à cette production et peuvent en attester l’origine. Nous ne la donnons point comme une œuvre de haute portée philosophique, mais comme un curieux échantillon d’un travail de longue haleine obtenu des Esprits. On remarquera comme tout est suivi, comme tout s’y enchaîne avec un art admirable. Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce récit a été repris à cinq ou six fois différentes, et souvent après des interruptions de deux ou trois semaines ; or, à chaque reprise, le récit se suivait comme s’il eût été écrit tout d’un trait, sans ratures, sans renvois et sans qu’on eût besoin de rappeler ce qui avait précédé. Nous le donnons tel qu’il est sorti du crayon du médium, sans avoir rien changé, ni au style, ni aux idées, ni à l’enchaînement des faits. Quelques répétitions de mots et quelques petits péchés d’orthographe avaient été signalés, Soulié nous a personnellement chargé de les rectifier, disant qu’il nous assisterait en cela ; quand tout a été terminé, il a voulu revoir l’ensemble, auquel il n’a fait que quelques rectifications sans importance, et donné l’autorisation de le publier comme on l’entendrait, faisant, dit-il, volontiers l’abandon de ses droits d’auteur. Toutefois, nous n’avons pas cru devoir l’insérer dans notre Revue sans le consentement formel de son ami posthume à qui il appartenait de droit, puisque c’est à sa présence et à sa sollicitation que nous étions redevable de cette production d’outre-tombe. Le titre a été donné par l’Esprit de Frédéric Soulié lui-même.        A. K.


UNE NUIT OUBLIÉE.


I.


Il y avait, à Bagdad,  †  une femme du temps d’Aladin ; c’est son histoire que je vais te conter :

Dans un des faubourgs de Bagdad demeurait, non loin du palais de la sultane Shéhérazad,  †  une vieille femme nommée Manouza. Cette vieille femme était un sujet de terreur pour toute la ville, car elle était sorcière et des plus effrayantes. Il se passait la nuit, chez elle, des choses si épouvantables que, sitôt le soleil couché, personne ne se serait hasardé à passer devant sa demeure, à moins que ce ne fût un amant à la recherche d’un philtre pour une maîtresse rebelle, ou une femme abandonnée en quête d’un baume pour mettre sur la blessure que son amant lui avait faite en la délaissant.

Un jour donc que le sultan  †  était plus triste que d’habitude, et que la ville était dans une grande désolation, parce qu’il voulait faire périr la sultane favorite, et qu’à son exemple tous les maris étaient infidèles, un jeune homme quitta une magnifique habitation située à côté du palais de la sultane. Ce jeune homme portait une tunique et un turban de couleur sombre ; mais sous ces simples habits il avait un grand air de distinction. Il cherchait à se cacher le long des maisons comme un voleur ou un amant craignant d’être surpris. Il dirigeait ses pas du côté de Manouza la sorcière. Une vive anxiété était peinte sur ses traits, qui décelaient la préoccupation dont il était agité. Il traversait les rues, les places avec rapidité, et pourtant avec une grande précaution.

Arrivé près de la porte, il hésite quelques minutes, puis se décide à frapper. Pendant un quart d’heure il eut de mortelles angoisses, car il entendit des bruits que nulle oreille humaine n’avait encore entendus ; une meute de chiens hurlant avec férocité, des cris lamentables, des chants d’hommes et de femmes, comme à la fin d’une orgie, et, pour éclairer tout ce tumulte, des lumières courant du haut en bas de la maison, des feux follets de toutes les couleurs ; puis, comme par enchantement, tout cessa : les lumières s’éteignirent et la porte s’ouvrit.


II.


Le visiteur resta un instant interdit, ne sachant s’il devait entrer dans le couloir sombre qui s’offrait à sa vue. Enfin, s’armant de courage, il y pénétra hardiment. Après avoir marché à tâtons l’espace de trente pas, il se trouva en face d’une porte donnant dans une salle éclairée seulement par une lampe de cuivre à trois becs, suspendue au milieu du plafond.

La maison qui, d’après le bruit qu’il avait entendu de la rue, semblait devoir être très habitée, avait maintenant l’air désert ; cette salle qui était immense, et devait par sa construction être la base de l’édifice, était vide, si l’on en excepte les animaux empaillés de toutes sortes dont elle était garnie.

Au milieu de cette salle était une petite table couverte de grimoires, et devant cette table, dans un grand fauteuil, était assise une petite vieille, haute à peine de deux coudées, et tellement emmitouflée de châles et de turbans, qu’il était impossible de voir ses traits. A l’approche de l’étranger, elle releva la tête et montra à ses yeux le plus effroyable visage qu’il se peut imaginer.

« Te voilà, seigneur Noureddin, dit-elle en fixant ses yeux d’hyène sur le jeune homme qui entrait ; approche ! Voilà plusieurs jours que mon crocodile aux yeux de rubis m’a annoncé ta visite. Dis si c’est un philtre qu’il te faut ; dis si c’est une fortune. Mais, que dis-je, une fortune ! la tienne ne fait-elle pas envie au sultan lui-même ? N’es-tu pas le plus riche comme tu es le plus beau ? C’est probablement un philtre que tu viens chercher. Quelle est donc la femme qui ose t’être cruelle ? Enfin je ne dois rien dire ; je ne sais rien, je suis prête à écouter tes peines et à te donner les remèdes nécessaires, si toutefois ma science a le pouvoir de t’être utile. Mais que fais-tu donc là à me regarder ainsi sans avancer ? Aurais-tu peur ? Je t’effraye peut-être ? Telle que tu me vois, j’étais belle autrefois ; plus belle que toutes les femmes existantes aujourd’hui dans Bagdad ; ce sont les chagrins qui m’ont rendue si laide. Mais que te font mes souffrances ? Approche ; je t’écoute ; seulement je ne puis te donner que dix minutes, ainsi dépêche-toi. »

Noureddin n’était pas très rassuré ; cependant, ne voulant pas montrer aux yeux d’une vieille femme le trouble qui l’agitait, il s’avança et lui dit : Femme, je viens pour une chose grave ; de ta réponse dépend le sort de ma vie ; tu vas décider de mon bonheur ou de ma mort. Voici ce dont il s’agit :

« Le sultan veut faire mourir Nazara ; je l’aime ; je vais te conter d’où vient cet amour, et je viens te demander d’apporter un remède, non à ma douleur, mais à sa malheureuse position, car je ne veux pas qu’elle meure. Tu sais que mon palais est voisin de celui du sultan ; nos jardins se touchent. Il y a environ six lunes qu’un soir, me promenant dans ces jardins, j’entendis une charmante musique accompagnant la plus délicieuse voix de femme qui se soit jamais entendue. Voulant savoir d’où cela provenait, je m’approchai des jardins voisins, et je reconnus que c’était d’un cabinet de verdure habité par la sultane favorite. Je restai plusieurs jours absorbé par ces sons mélodieux ; nuit et jour je rêvais à la belle inconnue dont la voix m’avait séduit ; car il faut te dire que, dans ma pensée, elle ne pouvait être que belle. Je me promenais chaque soir dans les mêmes allées où j’avais entendu cette ravissante harmonie ; pendant cinq jours ce fut en vain ; enfin le sixième jour la musique se fit entendre de nouveau ; alors n’y pouvant plus tenir, je m’approchai du mur et je vis qu’il fallait peu d’efforts pour l’escalader.

« Après quelques moments d’hésitation, je pris un grand parti : je passai de chez moi dans le jardin voisin ; là, je vis, non une femme, mais une houri, la houri  †  favorite de Mahomet, une merveille enfin ! A ma vue elle s’effaroucha bien un peu, mais, me jetant à ses pieds, je la conjurai de n’avoir aucune crainte et de m’écouter ; je lui dis que son chant m’avait attiré et l’assurai qu’elle ne trouverait dans mes actions que le plus profond respect ; elle eut la bonté de m’entendre.

« La première soirée se passa à parler de musique. Je chantais aussi, je lui offris de l’accompagner ; elle y consentit, et nous nous donnâmes rendez-vous pour le lendemain à la même heure. A cette heure elle était plus tranquille ; le sultan était à son conseil, et la surveillance moins grande. Les deux ou trois premières nuits se passèrent tout à la musique ; mais la musique est la voix des amants, et dès le quatrième jour nous n’étions plus étrangers l’un à l’autre : nous nous aimions. Qu’elle était belle ! Que son âme était belle aussi ! Nous fîmes maintes fois le projet de nous évader. Hélas ! pourquoi ne l’avons-nous pas exécuté ? Je serais moins malheureux, et elle ne serait pas près de succomber. Cette belle fleur ne serait pas au moment d’être moissonnée par la faux qui va la ravir à la lumière. (La suite au prochain numéro.)


[Revue de janvier 1859.]

UNE NUIT OUBLIÉE OU LA SORCIERE MANOUZA.


Mille deuxième nuit des contes arabes, Dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié.

(DEUXIEME ARTICLE.)

Remarque. — Les chiffres romains indiquent les suspensions qui ont eu lieu dans la dictée. Souvent elle n’était reprise qu’après une interruption de deux ou trois semaines, et malgré cela, ainsi que nous l’avons fait observer, le récit se suit comme s’il eût été écrit d’un seul jet ; et ce n’est pas là un des caractères les moins curieux de cette production d’outre-tombe. Le style en est correct et parfaitement approprié au sujet. Nous le répétons, pour ceux qui n’y verraient qu’une chose futile, nous ne le donnons pas comme une œuvre philosophique, mais comme étude. Pour l’observateur, rien n’est inutile : il sait profiter de tout pour approfondir la science qu’il étudie. [ALLAN KARDEC.]


III.


Rien cependant ne semblait devoir troubler notre bonheur ; tout était calme autour de nous : nous vivions dans une parfaite sécurité, lorsqu’un soir, au moment où nous nous croyions le plus en sûreté, parut tout à coup à nos côtés (je puis dire ainsi, car nous étions à un rond-point où venaient aboutir plusieurs allées),  †  tout à coup donc et à nos côtés, apparut le sultan accompagné de son grand vizir. Tous deux avaient une figure effrayante : la colère avait bouleversé leurs traits ; ils étaient, le sultan surtout, dans une exaspération facile à comprendre. La première pensée du sultan fut de me faire périr, mais sachant à quelle famille j’appartiens, et le sort qui l’attendait s’il osait ôter un seul cheveu de ma tête, il fit semblant (comme à son arrivée je m’étais jeté à l’écart), il fit, dis-je, semblant de ne pas m’apercevoir, et se précipita comme un furieux sur Nazara, à qui il promit de ne pas faire attendre le châtiment qu’elle méritait. Il l’emmena avec lui, toujours accompagné du vizir.  †  Pour moi, le premier moment de frayeur passé, je me hâtai de retourner dans mon palais pour chercher un moyen de soustraire l’astre de ma vie aux mains de ce barbare, qui probablement, allait trancher cette chère existence.

— Et puis après, que fis-tu ? demanda Manouza ; car enfin, dans tout cela, je ne vois pas en quoi tu t’es tant tourmenté pour tirer ta maîtresse du mauvais pas où tu l’as mise par ta faute. Tu me fais l’effet d’un pauvre homme qui n’a ni courage ni volonté, lorsqu’il s’agit de choses difficiles.

— Manouza, avant de condamner, il faut écouter. Je ne viens pas auprès de toi sans avoir essayé de tous les moyens en mon pouvoir. J’ai fait des offres au sultan ; je lui ai promis de l’or, des bijoux, des chameaux, des palais même, s’il me rendait ma douce gazelle ; il a tout dédaigné. Voyant mes sacrifices repoussés, j’ai fait des menaces ; les menaces ont été méprisées comme le reste : à tout il a ri et s’est moqué de moi. J’ai aussi essayé de m’introduire dans le palais ; j’ai corrompu les esclaves, je suis arrivé dans l’intérieur des appartements ; malgré tous mes efforts, je n’ai pu parvenir jusqu’à ma bien-aimée.

— Tu es franc, Noureddin ; ta sincérité mérite une récompense, et tu auras ce que tu viens chercher. Je vais te faire voir une chose terrible : si tu as la force de subir l’épreuve par laquelle je te ferai passer, tu peux être sûr que tu retrouveras ton bonheur d’autrefois. Je te donne cinq minutes pour te décider.

Ce temps écoulé, Noureddin dit à Manouza qu’il était prêt à faire tout ce qu’elle voudrait pour sauver Nazara. Alors la sorcière se levant lui dit : Eh bien ! marche. Puis, ouvrant une porte placée au fond de l’appartement, elle le fit passer devant elle. Ils traversèrent une cour sombre, remplie d’objets hideux : des serpents, des crapauds qui se promenaient gravement en compagnie de chats noirs ayant l’air de trôner parmi ces animaux immondes.


IV.


A l’extrémité de cette cour se trouvait une autre porte que Manouza ouvrit également ; et, ayant fait passer Noureddin, ils entrèrent dans une salle basse, éclairée seulement par le haut : le jour venait d’un dôme très élevé garni de verres de couleur qui formaient toutes sortes d’arabesques. Au milieu de cette salle se trouvait un réchaud  †  allumé, et sur un trépied posé sur ce réchaud, un grand vase d’airain dans lequel bouillaient toutes sortes d’herbes aromatiques, dont l’odeur était si forte qu’on pouvait à peine la supporter. A côté de ce vase se trouvait une espèce de grand fauteuil en velours noir, d’une forme extraordinaire. Lorsqu’on s’asseyait dessus, à l’instant on disparaissait entièrement ; car Manouza s’y étant placée, Noureddin la chercha pendant quelques instants sans pouvoir l’apercevoir. Tout à coup elle reparut et lui dit : « Es-tu toujours disposé ? » — Oui, reprit Noureddin. — « Eh bien ! va t’asseoir dans ce fauteuil et attends. »

Noureddin ne fut pas plutôt dans le fauteuil que tout changea d’aspect, et la salle se peupla d’une multitude de grandes figures blanches qui, d’abord à peine visibles, parurent ensuite d’un rouge de sang, on eut dit des hommes couverts de plaies saignantes, dansant des rondes infernales, et au milieu d’eux, Manouza, les cheveux épars, les yeux flamboyants, les habits en lambeaux, et sur la tête une couronne de serpents. Dans la main, en guise de sceptre, elle brandissait une torche allumée lançant des flammes dont l’odeur prenait à la gorge. Après avoir dansé un quart d’heure, ils s’arrêtèrent tout à coup sur un signe de leur reine qui, à cet effet, avait jeté sa torche dans la chaudière en ébullition. Quand toutes ces figures se furent rangées autour de la chaudière, Manouza fit approcher le plus vieux que l’on reconnaissait à sa longue barbe blanche, et lui dit : « Viens ici, toi le suivant du diable ; j’ai à te charger d’une mission fort délicate. Noureddin veut Nazara, je lui ai promis de la lui rendre ; c’est chose difficile ; je compte, Tanaple, sur ton concours à tous. Noureddin supportera toutes les épreuves nécessaires ; agis en conséquence. Tu sais ce que je veux, fais ce que tu voudras, mais arrive ; tremble si tu échoues. Je récompense qui m’obéit, mais malheur à qui ne fait pas ma volonté. — Tu seras satisfaite, dit Tanaple, et tu peux compter sur moi. — Eh bien, va et agis. »


V.


« A peine eut-elle achevé ces mots que tout changea aux yeux de Noureddin ; les objets devinrent ce qu’ils étaient auparavant, et Manouza se trouva seule avec lui. « Maintenant, dit-elle, retourne chez toi et attends ; je t’enverrai un de mes gnomes, il te dira ce que tu as à faire, obéis et tout ira bien. »

Noureddin fut très heureux de cette parole, et plus heureux encore de quitter l’antre de la sorcière. Il traversa de nouveau la cour et la chambre par où il était entré, puis elle le reconduisit jusqu’à la porte extérieure. Là, Noureddin lui ayant demandé s’il devait revenir, elle répondit : « Non ; pour le moment, c’est inutile ; si cela devient nécessaire, je te le ferai savoir. »

Noureddin se hâta de retourner à son palais ; il était impatient de savoir s’il s’y était passé quelque chose de nouveau depuis sa sortie. Il trouva tout dans le même état ; seulement, dans la salle de marbre, salle de repos en été chez les habitants de Bagdad, il vit près du bassin placé au milieu de cette salle, une espèce de nain d’une laideur repoussante. Son habillement était de couleur jaune, brodé de rouge et de bleu ; il avait une bosse monstrueuse, de petites jambes, la figure grosse, avec des yeux verts et louches, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, et les cheveux d’un roux pouvant rivaliser avec le soleil.

Noureddin lui demanda comment il se trouvait là, et ce qu’il venait y faire. « Je suis envoyé par Manouza, dit-il, pour te rendre ta maîtresse ; je m’appelle Tanaple. — Si tu es réellement l’envoyé, de Manouza, je suis prêt à obéir à tes ordres, mais dépêche-toi, celle que j’aime est dans les fers et j’ai hâte de l’en sortir. — Si tu es prêt, conduis-moi de suite dans ton appartement, et je te dirai ce qu’il faudra faire. — Suis-moi donc, dit Noureddin. »


VI.


Après avoir traversé plusieurs cours et jardins, Tanaple se trouva dans l’appartement du jeune homme ; il en ferma toutes les portes, et lui dit : « Tu sais que tu dois faire tout ce que je te dirai, sans objection. Tu vas mettre ces habits de marchand. Tu porteras sur ton dos ce ballot qui renferme les objets qui nous sont nécessaires ; moi, je vais m’habiller en esclave et je porterai un autre ballot. »

A sa grande stupéfaction, Noureddin vit deux énormes paquets à côté du nain, et pourtant il n’avait vu ni entendu personne les apporter. « Ensuite, continua Tanaple, nous irons chez le sultan. Tu lui feras dire que tu as des objets rares et curieux ; que s’il veut en offrir à la sultane favorite, jamais houri n’en aura porté de pareils. Tu connais sa curiosité ; il aura le désir de nous voir. Une fois admis en sa présence, tu ne feras pas de difficulté de déployer ta marchandise et tu lui vendras tout ce que nous portons : ce sont des habits merveilleux qui changent les personnes qui les mettent. Sitôt que le sultan et la sultane s’en seront revêtus, tout le palais les prendra pour nous et non pour eux : toi pour le sultan, et moi pour Ozara, la nouvelle sultane. Cette métamorphose opérée, nous serons libres d’agir à notre guise et tu délivreras Nazara. »

Tout se passa comme Tanaple l’avait annoncé ; la vente au sultan et la transformation. Après quelques minutes d’une horrible fureur de la part du sultan, qui voulait faire chasser ces importuns et faisait un bruit épouvantable, Noureddin ayant, d’après l’ordre de Tanaple, appelé plusieurs esclaves, fit enfermer le sultan et Ozara comme étant des esclaves rebelles, et ordonna qu’on le conduisit de suite auprès de la prisonnière Nazara. Il voulait, disait-il, savoir si elle était disposée à avouer son crime, et si elle était prête à mourir. Il voulut aussi que la favorite Ozara vint avec lui pour voir le supplice qu’il infligeait aux femmes infidèles. Cela dit, il marcha, précédé du chef des eunuques, pendant un quart d’heure dans un sombre couloir, au bout duquel était une porte de fer lourde et massive. L’esclave ayant pris une clef, ouvrit trois serrures, et ils entrèrent dans un cabinet large, long et haut de trois ou quatre coudées ; là, sur une natte de paille, était assise Nazara, une cruche d’eau et quelques dattes à côté d’elle. Ce n’était plus la brillante Nazara d’autrefois ; elle était toujours belle, mais pâle et amaigrie. A la vue de celui qu’elle prit pour son maître, elle tressaillit de frayeur, car elle pensait bien que son heure était venue. (La suite au prochain numéro).


[Revue de février 1859.]

UNE NUIT OUBLIÉE OU LA SORCIERE MANOUZA.


Mille deuxième nuit des contes arabes, Dictée par l’Esprit de Frédéric Soulié.

(TROISIEME ET DERNIER ARTICLE.)

VII.


— Levez-vous, lui dit Noureddin, et suivez-moi. Nazara se jeta tout éplorée à ses pieds et implora sa grâce. — Pas de pitié pour une telle faute, dit le prétendu sultan ; apprêtez-vous à mourir. Noureddin souffrit beaucoup de lui tenir un pareil langage, mais il ne jugea pas le moment venu pour se faire connaître.

Nazara voyant qu’il était impossible de le fléchir, le suivit en tremblant. Ils retournèrent aux appartements ; là Noureddin dit à Nazara d’aller mettre des habits plus convenables ; puis, la toilette étant achevée, sans autre explication, il lui dit qu’ils allaient, lui et Ozana (le nain) la conduire dans un faubourg de Bagdad où elle trouverait ce qu’elle méritait. Ils se couvrirent tous les trois de grands manteaux pour n’être pas reconnus et sortirent du palais. Mais, ô terreur ! à peine en eurent-ils franchi les portes qu’ils changèrent d’aspect aux yeux de Nazara ; ce n’était pas le sultan et Ozana, ni les marchands d’habits, mais Noureddin lui-même et Tanaple ; ils furent si effrayés, Nazara surtout, de se voir si près de la demeure du sultan, qu’ils hâtèrent le pas de peur d’être reconnus.

A peine furent-ils entrés chez Noureddin, que la maison se trouva cernée par une foule d’hommes, d’esclaves et de troupes, envoyés par le sultan pour les arrêter.

Au premier bruit, Noureddin, Nazara et le nain s’étaient réfugiés dans l’appartement le plus retiré du palais. Là, le nain leur dit de ne pas s’effrayer ; qu’il n’y avait qu’une chose à faire pour ne pas être pris, c’était de se mettre le petit doigt de la main gauche dans la bouche et de siffler trois fois ; que Nazara devait faire de même, et qu’à l’instant ils deviendraient invisibles pour tous ceux qui voudraient s’emparer d’eux.

Le bruit continuant d’augmenter d’une manière alarmante, Nazara et Noureddin suivirent le conseil de Tanaple ; lorsque les soldats pénétrèrent dans l’appartement ils le trouvèrent vide et se retirèrent après avoir fait les recherches les plus minutieuses. Alors le nain dit à Noureddin de faire le contraire de ce qu’ils avaient fait, c’est-à-dire de mettre le petit doigt de la main droite dans la bouche et de siffler trois fois ; ils le firent, et aussitôt ils se trouvèrent ce qu’ils étaient auparavant.

Le nain leur fit ensuite remarquer que ne se trouvant pas en sûreté dans la maison, ils devaient la quitter pour quelque temps afin de laisser apaiser la colère du sultan. Il leur offrit en conséquence de les emmener dans son palais souterrain, où ils seraient fort à l’aise pendant qu’on aviserait aux moyens de tout arranger afin qu’ils pussent rentrer sans crainte à Bagdad, et dans les meilleures conditions possibles.


VIII.


Noureddin hésitait, mais Nazara le pria tant, qu’il finit par consentir. Le nain leur dit d’aller dans le jardin, de manger une orange la tête tournée du côté du levant, et qu’alors ils seraient transportés sans s’en apercevoir. Ils eurent l’air de douter, mais Tanaple leur dit qu’il ne comprenait pas leur doute après ce qu’il avait fait pour eux.

Etant descendus dans le jardin et ayant mangé l’orange de la manière indiquée, ils se trouvèrent subitement enlevés à une hauteur prodigieuse ; puis soudain ils éprouvèrent une forte secousse et un grand froid, et se sentirent descendre avec une grande vitesse. Ils ne virent rien pendant le trajet, mais lorsqu’ils eurent conscience de leur situation, ils se trouvèrent sous terre dans un magnifique palais éclairé par plus de vingt mille bougies.

Laissons nos amoureux dans leur palais souterrain et revenons à notre petit nain que nous avons laissé chez Noureddin. Vous savez que le sultan avait envoyé des soldats pour s’emparer des fugitifs ; après avoir exploré les coins les plus retirés de l’habitation, ainsi que les jardins, ne trouvant rien, force leur fut de retourner rendre compte au sultan de leur démarche infructueuse.

Tanaple les avait accompagnés tout le long du chemin ; il les regardait d’un air narquois, et de temps en temps leur demandait quel prix le sultan donnerait à celui qui lui ramènerait les deux fugitifs. — Si le sultan, ajouta-t-il, est disposé à m’accorder une heure d’audience, je lui dirai quelque chose qui l’apaisera, et il sera charmé d’être débarrassé d’une femme comme Nazara qui a en elle un mauvais génie, et qui eût fait descendre sur lui tous les malheurs possibles si elle y fût restée quelques lunes de plus. Le chef des Eunuques lui promit de faire sa commission et de lui transmettre la réponse du sultan.

Ils étaient à peine rentrés au palais que le chef des noirs vint lui dire que son maître l’attendait, le prévenant toutefois qu’il serait empalé s’il avançait des impostures.

Notre petit monstre s’empressa de se rendre chez le sultan. Arrivé devant cet homme dur et sévère, il s’inclina trois fois comme c’est l’habitude, devant les princes de Bagdad.

— Qu’as-tu à me dire lui demanda le sultan. Tu sais ce qui t’attend si tu ne dis pas la vérité. Parle ; je t’écoute.

« Grand Esprit, céleste lune, triade de Soleils, je ne t’annonce que la vérité. Nazara est l’enfant de la fée Noire et du génie le Grand Serpent des Enfers. Sa présence chez toi t’amènerait toutes les plaies imaginables : pluie de serpents, soleil éclipsé, lune bleue empêchant les amours de nuit ; tous tes désirs enfin auraient été contrariés, et tes femmes vieillies avant même qu’une lune soit passée. Je pourrais te donner une preuve de ce que j’avance ; je sais où se trouve Nazara ; si tu veux j’irai la chercher et tu pourras te convaincre par toi-même. Il n’est qu’un moyen d’éviter ces malheurs, c’est de la donner à Noureddin. Noureddin n’est pas non plus ce que tu penses ; il est fils de la sorcière Manouza et du génie le Rocher de Diamant. Si tu les maries, en reconnaissance, Manouza te protégera ; si tu refuses… Pauvre prince ! je te plains. Fais-en l’essai ; après cela tu décideras. »

Le sultan écouta avec assez de calme le discours de Tanaple ; mais aussitôt après il appela une troupe d’hommes armés, et leur ordonna d’emprisonner le petit monstre jusqu’à ce qu’un événement fût venu le convaincre de ce qu’il venait d’entendre.

Je croyais, dit Tanaple, avoir affaire à un grand prince ; mais je vois que je me suis trompé et je laisse aux génies le soin de venger leurs enfants. Cela dit, il suivit ceux qui étaient venus pour l’enfermer.


IX.


Tanaple était à peine en prison depuis quelques heures, que le soleil se couvrit d’un nuage de couleur sombre, comme si un voile eût voulu le dérober à la terre ; puis un grand bruit se fit entendre, et d’une montagne placée à l’entrée de la ville sortit un géant armé qui se dirigea vers le palais du sultan.

Je ne vous dirai pas que le sultan fût très calme, loin de là ; il tremblait comme une feuille d’oranger qu’Éole  †  aurait tourmentée. A l’approche du géant il ordonna de fermer toutes les portes, et à tous ses soldats de se tenir prêts, les armes à la main, pour défendre leur prince. Mais, ô stupéfaction ! à l’approche du géant toutes les portes s’ouvrirent, comme poussées par une main secrète ; puis, gravement, le géant s’avance vers le sultan, sans avoir fait un signe, ni dit une parole. A cette vue le sultan se jette à genoux, prie le géant de l’épargner et de lui dire ce qu’il exige.

« Prince ! dit le géant, je ne dis pas grand chose pour la première fois ; je ne fais que t’avertir. Fais ce que Tanaple t’a conseillé, et notre protection t’est assurée ; autrement tu subiras la peine de ton obstination. » Cela dit, il se retira.

Le sultan fut d’abord fort effrayé ; mais au bout d’un quart d’heure s’étant remis de son trouble, loin de suivre les conseils de Tanaple, il fit aussitôt publier un édit qui promettait une récompense magnifique à celui qui pourrait le mettre sur les traces des fugitifs ; puis ayant fait mettre des gardes aux portes du palais et de la ville, il attendit patiemment. Mais sa patience ne fut pas de longue durée, ou du moins on ne lui laissa pas le temps de la mettre à l’épreuve. Dès le second jour il apparut aux portes de la ville une armée qui avait l’air de sortir de dessous terre ; les soldats étaient vêtus de peaux de taupes, et avaient des armures d’écailles de tortues ; ils portaient des massues faites d’éclats de rochers.

A leur approche les gardes voulurent faire résistance, mais l’aspect formidable de l’armée leur fit bientôt mettre bas les armes ; ils ouvrirent les portes sans parler, sans briser leurs rangs, et la troupe ennemie alla gravement jusqu’au palais. Le sultan voulut se montrer à l’entrée de ses appartements ; mais à sa grande surprise ses gardes s’endormirent et les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes ; puis le chef de l’armée s’avança d’un pas grave jusqu’aux pieds du sultan, et lui dit :

« Je suis venu pour te dire que Tanaple voyant ton opiniâtreté nous a envoyés pour te chercher ; au lieu d’être sultan d’un peuple que tu ne sais pas gouverner, nous allons te conduire chez les taupes ; tu deviendras taupe toi-même et tu seras sultan velouté. Vois si cela te convient plutôt que de faire ce que t’ordonne Tanaple ; je te donne dix minutes pour réfléchir. »


X.


Le sultan aurait voulu résister ; mais par bonheur pour lui, après quelques moments de réflexion, il consentit à ce qu’on exigeait de lui ; il ne voulut y mettre qu’une condition, c’est que les fugitifs n’habiteraient pas son royaume. On le lui promit, et à l’instant, sans savoir de quel côté ni comment, l’armée disparut à ses yeux.

Maintenant que le sort de nos amants est tout-à-fait assuré, revenons auprès d’eux. Vous savez que nous les avons laissés dans le palais souterrain.

Après quelques minutes, éblouis et ravis par l’aspect des merveilles qui les environnaient, ils voulurent visiter le palais et ses environs. Ils virent des jardins ravissants. Chose étrange ! on y voyait presque aussi clair qu’à ciel découvert. Ils approchèrent du palais : toutes les portes en étaient ouvertes, et il y avait des apprêts comme pour une grande fête. Sur la porte était une dame dans une magnifique toilette. Nos fugitifs ne la reconnurent pas d’abord ; mais en s’approchant davantage, ils virent Manouza la sorcière, Manouza toute transformée ; ce n’était plus cette vieille femme sale et décrépite, c’était une femme déjà d’un certain âge, mais belle encore et d’un grand air.

« Noureddin, lui dit-elle, je t’ai promis aide et assistance. Aujourd’hui je vais tenir ma promesse ; tu es à la fin de tes maux et tu vas recevoir le prix de ta constance : Nazara va être ta femme ; de plus je te donne ce palais ; tu l’habiteras et tu seras le roi d’un peuple de braves et reconnaissants sujets ; ils sont dignes de toi, comme tu es digne de régner sur eux. »

A ces mots une musique harmonieuse se fit entendre ; de tous côtés parut une foule innombrable d’hommes et de femmes en habits de fête ; à leur tête étaient de grands seigneurs et de grandes dames qui vinrent se prosterner aux pieds de Noureddin ; ils lui offrirent une couronne d’or enrichie de diamants, lui dirent qu’ils le reconnaissaient pour leur roi ; que ce trône lui appartenait comme étant l’héritage de son père ; qu’ils étaient enchantés depuis 400 ans par la volonté de méchants magiciens, que cet enchantement ne devait finir que par la présence de Noureddin. Ensuite ils firent un long discours sur ses vertus et sur celles de Nazara.

Alors Manouza lui dit : Vous êtes heureux, je n’ai plus rien à faire ici. Si jamais vous avez besoin de moi, frappez sur la statue qui est au milieu de votre jardin et à l’instant je viendrai. Puis elle disparut.

Noureddin et Nazara auraient voulu la garder plus longtemps pour la remercier de toutes ses bontés pour eux. Après quelques moments passés à s’en entretenir, ils retournèrent à leurs sujets ; les fêtes et les réjouissances durèrent huit jours. Leur règne fut long et heureux ; ils vécurent des milliers d’années, et même je puis vous dire qu’ils vivent encore ; seulement le pays n’est pas retrouvé, ou pour mieux dire il n’a jamais été bien connu.


FIN.


Remarque. — Nous appelons l’attention de nos lecteurs sur les observations dont nous avons fait précéder ce conte dans nos numéros de novembre 1858 et janvier 1859. [v. Preface de l’editeur et Remarque de Allan Kardec.]


Allan Kardec.



Imprimerie de H. CARION, rue Bonaparte, 64.


Il y a une image de ces articles dans le service Google — Recherche de livres (Revue Spirite 1858). (Novembre 1858.) — (Deuxième article.) (Janvier 1859.)  — (Troisième et dernier article.) (Février 1859.)


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